Un peu d'histoire...
C'est sur ordre direct de Lénine qu'un «cabinet spécial» est créé en 1921 pour mettre au point de nouveaux poisons, que les progrès de la science vont rendre par la suite intraçables. Sous la Grande Terreur stalinienne (1936-38), l'empoisonnement fait fureur. Beria, le chef du NKVD ancêtre du KGB, autorise l'expérimentation des nouveaux produits sur des détenus...
Le NKVD, a-t-il également fait disparaître la veuve de Lénine ? Le 26 février 1939, Nadejda Kroupskaïa fête ses 70 ans. L'écrivain Vladimir Fedorovski raconte que Staline lui fait porter un gâteau d'anniversaire d'exception, tout en couleurs et en roses de crème Chantilly. Les convives se partagent le dessert et laissent la rose la plus grande à la veuve de Lénine. Le lendemain, elle meurt d'un «empoisonnement alimentaire»...
Loin d'être passé à la trappe avec l'effondrement de l'URSS en 1991, le «laboratoire de toxicologie numéro 12» du KGB devenu FSB a repris du service. C'est ce que révélait Alexandre Litvinenko, ancien espion exilé en Grande-Bretagne, dans un livre publié en 2002, La Bande criminelle de la Loubianka (éd. Grani, New York). Il donnait même son adresse à Moscou : rue des Héros-Rouges.
Et comme on n'arrête pas le progrès, les nouveaux produits du labo de toxicologie tuent par radiation ou simple inhalation.
Georgi Markov : «le coup du parapluie» bulgare
C'est l'affaire de poison la plus extravagante de l'histoire des services secrets de l'Est ! En 1978, en pleine Guerre froide, à Londres, l'écrivain dissident bulgare Georgi Markov attend le bus pour se rendre à la BBC. Il y anime une émission diffusée dans les pays de l'Est, Free Europe, où il critique le dirigeant bulgare en place, Todor Jivkov. Un quidam qui vient de lui planter son parapluie dans le mollet lui fait ses excuses. Le soir, Markov se sent mal. Hopistalisé en urgence, il décède quatre jours plus tard. Les médecins découvrent dans sa jambe une minuscule capsule d'acier contenant un poison violent : la ricine. Le parapluie était une sorte de fusil à seringue hypodermique tirant de minuscules billes remplies de poison.
Selon les révélations du général Kalouguine, déchu du KGB soviétique , le dissident aurait été éliminé sur ordre personnel de Todor Jivkov alors président de la République de Bulgare. Et c'est le KGB qui aurait fourni l’arme du crime (le parapluie n'était donc pas bulgare) et le poison. Le général a rendu publics tous les détails du plan secret pour supprimer le «dangereux ennemi politique et idéologique» du régime bulgare. Deux semaines auparavant, un journaliste bulgare, Vladimir Kostov, avait été victime du même modèle de parapluie...
Ivan Kivelidi : le combiné de téléphone radioactif
En août 1995, le banquier russe Ivan Kivelidi décède brutalement. Une substance inconnue (isotope radioactif ou gaz innervant ?) a été placée dans le combiné du téléphone de ce richissime homme d'affaires surnommé «l'Onassis russe». Dans son enquête, Vaksberg signale qu'il s'était intéressé à «l'or du Parti», le trésor de guerre du Parti communiste qui s'est mystérieusement volatilisé avec l'effondrement de l'URSS, en août 1991.
Iouri Chtchekotchikhine : attaque immunitaire provoquée par «agent extérieur» non identifié
Rédacteur en chef adjoint du journal Novaïa Gazeta, Iouri Chtchekotchikhine était aussi député du parti d'opposition Iabloko, et surtout membre d'une commission d'enquête sur les attentats de 1999 qui ont servi de prétexte pour déclencher la seconde guerre de Tchétchénie. Des attentats que Litvinenko n'est pas seul à attribuer au FSB.
Le 16 juin 2003, Chtchekotchikhine est à la Douma quand il est pris de violents maux de tête, nausées et courbatures. Le 21 juin, dans le coma, il entre à la clinique centrale du Kremlin, réservée aux hauts fonctionnaires, raconte le Monde (lien abonnés). «Perte de cheveux, vieillissement prématuré, perte des globules blancs, problèmes cardiaques : son état (...) présente de nombreuses similitudes avec celui d'Alexandre Litvinenko. Le 3 juillet 2003, il meurt.» L'accès au dossier est refusé à la famille. Ses amis savent que le journaliste a déjà reçu des menaces : discrètement, ils fournissent leurs propres prélèvements aux toxicologues londoniens qui ont étudié le cas Litvinenko. Ceux-ci pensent à «une attaque immunitaire d'ampleur», provoquée par un «agent extérieur» non identifié. Les médecins russes, eux, concluent à une mort naturelle causée par une «méga-allergie», et le parquet refuse d'ouvrir une enquête. Elle le sera finalement en 2008… puis refermée un an plus tard sans résultat.
Les journalistes de Novaïa Gazeta
Depuis 2000, six journalistes de Novaïa Gazeta ont été assassinés. Ils dénonçaient, dans leurs articles, la corruption, les atteintes aux droits de l'homme et la guerre en Tchétchénie.
Igor Domnikov (1958-2000)
Iouri Chtchekotchikhine (1950-2003)
Anna Politkovskaïa (1958-2006)
Stanislav Markelov (1974-2009)
Anastasia Babourova (1983-2009)
Natalia Estemirova (1958-2009)
Le danger est tel que le rédacteur en chef, Dmitri Mouratov, décide en 2017 d'armer tous les collaborateurs avec des pistolets de défense.
Viktor Iouchtchenko
Opposant au régime ukrainien pro-russe, de la dioxine lui aurait été administrée lors d'un dîner en septembre 2004, dans la datcha de Volodymir Satsiuk, le chef-adjoint du SBU (les services secrets ukrainiens), près de Kiev. Dîner auquel participaient également trois autres personnes : le chef du SBU Ihor Smetchko, Viktor Iouchtchenko, et son ami David Jvania, un milliardaire qui avait organisé le rendez-vous.
Alexandre Litvinenko : le thé vert au polonium 210
Le 1er novembre 2006, Litvinenko, qui travaille désormais pour les services secrets britanniques, prend le thé au Millennium Hotel de Londres avec deux compatriotes et anciens collègues du FSB, Alexandre Lougovoï et Dmitri Kovtoun. Quelques heures après, il ressent de violentes nausées. Hospitalisé, il finit par mourir après trois semaines d'agonie – non sans laisser une vidéo et une lettre titrée "Pourquoi je pense que Poutine voulait ma mort". Les raisons ne manquent pas : refus d'assassiner l'ex-oligarque Boris Berezovski, lui aussi exilé à Londres, accusations contre le président russe (corruption, organisation des attentats de Moscou en 1999, assassinat d'Anna Politkovskaïa...), ou tout simplement trahison. «Un ancien agent du FSB, ça n'existe pas»... une petite plaisanterie prononcée par un proche de Lougovoï en 2007. La photo du visage méconnaissable de Litvinenko quelques jours avant sa mort a fait le tour du monde. Lors de son autopsie, la plus dangereuse jamais réalisée, une substance radioactive, fabriquée dans un seul endroit très surveillé de Russie, est retrouvée dans son estomac : le polonium 210. Litvinenko est enterré dans un cercueil en plomb pour contenir les radiations
Les exécutants du premier assassinat radioactif de l'Histoire sont moins professionnels qu'à la grande époque du KGB, remarque le journaliste Arkadi Vaksberg, auteur d'une passionnante enquête, Le Laboratoire des poisons. Non seulement ils sont inconscients du danger (Lougovoï laisse son fils de 8 ans serrer la main de Litvinenko après sa contamination), mais en plus ils laissent une traînée de polonium à travers toute l'Europe. Sur un canapé de Hambourg, sur les sièges de leur avion pour Londres, dans un lavabo de l'hôtel... et même sur une chicha fumée dans un bar marocain de Londres. La théière (schéma) mortelle du Millennium Hotel, elle, affiche une radioactivité de 100.000 becquerels par cm², dix fois la dose léthale. Et dans la chambre 848 du Sheraton Park Lane Hotel, occupée par Lougovoï lors d’un précédent voyage à Londres, encore du polonium... Car Litvinenko a été empoisonné deux fois. La première fois, il avait cru à une intoxication alimentaire après un repas trop épicé.
Alexander Perepilichny
Alexander Perepilichny, homme d’affaires russe devenu lanceur d’alerte, foudroyé en plein jogging en novembre 2012 à Londres. Après plusieurs analyses de son corps, la présence de gelsenium (plante chinoise prisée des tueurs russes) est décelée. Un poison qui aurait pu lui être inoculé quelques jours avant lors d’un séjour à Paris.
Et tant d'autres
On pourrait citer aussi l'émir Khattab, proche de l'indépendantiste tchétchène Chamil Bassaïev, victime d'une lettre empoisonnée en 2002 ; l'écrivain dissident Soljénitsyne et une tentative manquée à la ricine en 1971 ; l'écrivain Maxime Gorki et son fils en 1936, le général de l'armée blanche Wrangel, empoisonné à la tuberculine par son majordome... bien d'autres substances – chloroforme, Penthotal, morphine, scopolamine... – et beaucoup d'autres victimes resensées par Arkadi Vaksberg dans Le Laboratoire des poisons : de Lénine à Poutine. Voire Lénine et Staline eux-mêmes...(Lénine par Staline, Staline par Beria ?)
sources :
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